Intime
Par Julien Laurent
Allure inébranlablement pimentée d’un grain de fantaisie, voire d’une lichée de dérision considérée comme le sommet des beaux-arts, loufoquerie tempérée d’un sens inouï de la posture, Benoît Richaer semble en équilibre permanent entre l’absolue rigueur et la désinvolture. Est-il sérieux, ou s’amuse-t-il ? Alors qu’il vient de vous embarquer dans la plus douloureuse confidence existentielle — « Mon premier cri dut être, à n’en pas douter, un cri d’horreur… » —, Benoît Richaer bifurque sans transition vers une plaisanterie façon Pierre Dac, brouillant ainsi les pistes d’une caricature pour ne jamais trop se dévoiler, car, on le croit volontiers, parler de lui c’est sacrifier ses seuls luxes : les mots, les livres, le tarot. Dans cet entretien, Benoît Richaer se dévoile par petites touches, tout à notre bonheur, et nous voilà tantôt la proie d’un fou rire inextinguible, tantôt suspendus à une confidence inattendue. À moins que nous n’ayons gagné la région la plus secrète du RICHAER Intime ?
La première fois que nous vous avons sollicité, vous nous avez répondu : « Pas question. » Quelques mois plus tard, nous voici face à face. Qu’est-ce qui vous a fait céder ? Votre obstination et votre grande courtoisie, puis le mot que vous m’avez adressé qui me dit : « Il y a si longtemps que nous ne nous connaissons pas, que ça crée des liens entre nous. »
Lorsqu’on vous demande comment vous présenter, vous répondez : « Comme un ventilateur. » Si je vous pose la même question ? J’aurais dû emprunter une des répliques savoureuses de Georges Marchais : « Écoutez, vous venez avec vos questions, et moi je viens avec mes réponses ! »
Vous avez fixé les règles dans le cadre de cet entretien : « Il faut que ça aille vite. » Oui, comme au ski. Et surtout, on évite deux choses : la pornographie et le journalisme. [Rires].
Vous skiez ? Je préfère la luge. On est assis.
Vous nous avez donné rendez-vous dans un bistrot du 5e arrondissement de Paris, Le verre à pied. Que représente pour vous ce lieu ? L’esprit de partage, c’est palpable dès que vous y entrez. On s’y attable, on papote à n’en plus finir, avec le sentiment d’avoir la vie devant soi. C’est ce qu’il y a de meilleur dans la société.
Vous êtes arrivé avec un casque dans les oreilles, qu’écoutiez-vous ? Week-end à Rome, d’Étienne Daho. À chaque fois que j’écoute cette chanson, je m’imagine partir sur un coup de tête, un vendredi soir, on roule toute la nuit, on voit le jour se lever à Portofino et on déjeune place Navone, à Rome. On ne reste pas plus de huit heures et on repart.
Cette chanson remonte à l’âge de votre enfance. Quelles ont été vos premières années ? Mon premier cri dut être, à n’en pas douter, un cri d’horreur. Par la suite, il me fallait tout savoir. Je faisais des constructions très abstraites de l’esprit, mais j’étais agacé que l’on ne s’y intéresse pas. Les livres ont compensé.
Vous n’aviez pas d’amis ? Je me souviens d’une camarade laotienne qui retourna dans son pays après un an. Avant de partir, elle m’avait offert une tunique, une sorte de dao dài, que je portai pour manifester ma tristesse. Jusqu’au jour où le proviseur m’expliqua qu’un garçon ne doit pas s’habiller pas comme une fille. Je lui indiquai qu’il s’agissait d’un vêtement masculin traditionnel et lui suggérai d’en essayer un, ce qui le rendrait peut-être plus gracieux. Sa réaction fut comme un « Allez hop, au goulag ! » Mais il m’en fallait plus pour impressionner.
Braver l’interdit ? Soit on s’ennuie, soit on souffre, soit quelqu’un apparaît et vous vous dites : « Ah, nous vibrons de la même note ! »
Qu’est devenue cette camarade ? Nous avions une passion commune pour le dessin. Elle rêvait de devenir sculptrice. Elle passait des heures à modeler des petites sculptures dans la terre ou la pâte à sel. Je pense qu’elle a dû trouver sa place quelque part dans le monde de l’art, même si je ne sais pas exactement où ni comment.
Et vous ? Je me suis rangé de ceux qui admirent.
Quel type d’œuvre vous touche ? L’une des choses les plus incroyables que j’ai vues, c’est le temple shintoïste qu’a métamorphosé James Turrell sur une île au Japon. C’est l’exemple parfait de l’art qui ne se contente pas d’être regardé. Il s’expérimente.
Appréciez-vous le street art ? Si vous faites allusion à ceux qui gribouillent sur les murs en s’imaginant bousculer les choses, cela ne me fait aucun effet. Je ne crois pas au « spontanéisme ». Tous les romanciers ont commencé par lire, tous les peintres par regarder, tous les musiciens par écouter. C’est à partir de la connaissance de ce qui existe déjà qu’on peut révolutionner.
La connaissance serait la première qualité de l’artiste ? Si vous voulez vendre des maisons, apprenez d’abord le matériau. C’est une qualité nécessaire, mais pas suffisante, bien évidemment.
Qu’aimez-vous trouver dans une œuvre d’art ? L’inattendu. Quand cela arrive, c’est puissant. Cela réconcilie avec l’existence. Un peu quand vous marchez dans la rue, vous croisez un inconnu, une phrase, un regard, et soudain, le monde a un sens.
Et si cela n’arrive pas ? Les livres.
Lequel me conseilleriez-vous ? La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, L’idiot de Dostoïevski, Le Horla de Maupassant.
Pourquoi ce choix ? Parce que la vie ce n’est pas juste une chambre à coucher où on y naît, y aime, y meurt. Chez Maupassant, il y a l’auteur, mais bien sûr, il y a l’homme. Il a voulu tout connaître, il a été à la fois un sportif, un forniqueur insatiable, un ogre devant la vie, et quand il écrit, il est cynique et violent dans sa couleur. C’est du miel dans la bouche.
Lequel emporteriez-vous avec vous ? Il reste là où il est. Je sais qu’il m’attend.
Ne rien emporter avec soi ? Rien n’est primordial.
Le tarot ? À vie.
Vous et lui ne faites qu’un ? Pas un. Un autre.
Cela entend plusieurs personnalités ? Au moins deux.
Comment expliquez-vous ce processus ? Comme pour une bonne soupe [Rire]. Un oignon, une carotte, du céleri dans de l’eau. Laissez mijoter à feu doux en respirant l’odeur qui commence à se diffuser. Si ça ne sent rien, c’est qu’il y a un problème. Rajoutez du sel. Ne lésinez pas. Puis, twist final, lait de coco. Pas trop, juste ce qu’il faut, histoire de rendre une mixture onctueuse. Si vous avez du curry ou du gingembre frais sous la main, c’est le moment. Laissez mijoter encore, goûtez, ajustez les épices selon votre humeur, et c’est enfin prêt. Il ne vous reste plus qu’à verser dans une soupière, en n’oubliant pas de déposer un joli brin de persil au centre. Le brin de persil, toujours le brin de persil, la touche élégance. Et il n’y a plus qu’à servir.
Tenue adéquate exigée, j’imagine ? Tongs, chemise ouverte, slip kangourou.
L’humour vous caractérise. Quelqu’un m’a diagnostiqué un jour de pathologiquement neuro divergent. Je venais de lui confier que j’adorais écouter la météo marine de Marie-Pierre Planchon, que je trouvais très poétique.
Vous lui avez répondu quoi ? C’était une vieille psychanalyste, elle avait dû naître en 1880. Elle était toujours vêtue en Coco Chanel, elle était à tomber de beauté, et sans travaux de retouches. Elle gardait religieusement les volets fermés, éteignait la lumière et j’adorais l’écouter, assis dans le noir. Mais derrière ce portrait de dame anglaise moyenne qui boit le thé à Monte-Carlo avec le doigt levé, c’était un Staline bis. De toutes les récompenses qu’elle avait reçues, celle dont elle était la plus fière, c’était la médaille du mérite agricole. Elle considérait ses patients comme des bœufs. Elle ne disait que des horreurs. J’y allais pour ça.
Seriez-vous sujet à la dépression ? Je suis assez peu compétent en la matière, sauf que je n’ai jamais su résister à l’odeur mystérieuse du fumier.
Cela me fait penser à un maître de yoga célèbre qui travaillait avec une femme très riche. Lors d’une session chez elle, il a pris un vase Ming de sa cheminée et le jeta contre le sol. Le vase s’est brisé en mille morceaux. Elle était paniquée, mais le maître yoga, calme, lui dit : « Tant que tu cherches ta paix dans les objets, tu ne la trouveras jamais. » C’était sa première leçon sur le détachement matériel. Vous n’avez jamais été tenté d’essayer ? Je propose des pots de moutarde sur votre moquette blanche.
Vous n’y voyez pas de dimension spirituelle, a priori… Il y avait une philosophe avant la guerre, Simone Weil. Elle était la fille d’un riche banquier, elle a donné tout son argent et a vécu comme les communistes pauvres qu’elle défendait. Elle en est morte, car elle a attrapé la tuberculose à cause de ses mauvaises conditions de vie. C’est ça, à mon sens, le détachement. Ce que Brecht appelle la « distanciation ».
L’êtes-vous ? Comment ne pas être sensible devant une chanson qui touche votre imaginaire, votre innocence ?
Une chanson en particulier ? [Silence] Jeanne Moreau, India Song.
Vous n’avez pas mentionné Marguerite Duras tout à l’heure. Il y a des priorités. Duras ce n’est pas constant. C’est par période. C’est ce qui fait tout le charme de son écriture.
Quelle est votre journée type ? Comme à l’office des matines : dès 3 heures du matin, à genoux sur le prie-Dieu.
Vous vous levez si tôt ? Pour me recoucher aussitôt.
Croyez-vous au destin ? Durant ma scolarité, on disait « Il va mal tourner ! » : C’est donc ce que j’ai fait.
Vous n’aimiez pas l’école ? J’ai cru d’abord à une mauvaise blague.
Aucun professeur ne trouvait grâce à vos yeux ? Il serait injuste de ne pas nommer l’un d’eux. Il se faisait appeler « Frère Jean », un faux-derche sans lèvres, une vraie saloperie. C’est tout de même lui qui m’a fait découvrir les Quatre Évangiles qui sont quatre chefs-d’œuvre. D’ailleurs Pasolini en a fait une merveille.
Que lui diriez-vous aujourd’hui ? Vous ne croyez pas si bien dire. Je suis retombé sur lui un jour. Pas très malin de ma part, j’étais retourné voir si le bahut s’était transformé en maison close. Et là, devant le portail, qui je vois ? Il m’a reconnu direct. C’était affreux. Je fus tout d’un coup hanté par des angoisses et des fantômes d’un réalisme insoutenable. J’ai vite rebroussé chemin.
En quoi l’enfant que vous étiez a changé ? En rien. Incurablement.
Êtes-vous mélancolique ? Je n’enfourche pas ce cheval-là.
La dernière fois que vous avez pleuré ? En épluchant les oignons.
La fameuse soupe ? Ça, c’est vous qui le dites.
La dernière fois que vous avez ressenti le bonheur ? Maintenant, avec vous.
Le bonheur c’est tout le temps ? Le lieu, la matière, la forme n’ont pas d’importance.
Quelle est votre occupation préférée ? Ne pas regarder l’heure.
Et quand vous la regardez ? Je pars.
Avez-vous un mode de vie particulier ? Je rêve depuis toujours et pour toujours d’une cabane isolée, face à la mer ou à une dune, au milieu d’une forêt avec des loups.
Les loups vous fascinent ? Leur intelligence, leur sens du groupe, leur puissance, leur beauté, leur cri. Tout. Il y a cette expression qui dit qu’on devrait agir pour ne pas démériter aux yeux de l’animal ; il faudrait au moins être à la moitié de ce qu’il projette d’idéal en nous.
Comment voyez-vous notre futur ? Ensemble.
Tout part de là ? Nous avons poussé l’idéologie individualiste à l’extrême, elle qui est pourtant au fondement de la révolution du siècle des Lumières. L’individualisme, c’est « Moi d’abord ». Et « Moi d’abord », c’est « moi, maintenant », tout de suite. Ajoutez à cela l’avènement de l’intelligence artificielle sur laquelle se greffent des programmes qui élaborent des scénarios sur la sélection des masses dont on doit se méfier profondément.
Quel rapport avez-vous avec la technologie ? Tant qu’elle ne tue pas complètement la conversation.
Vous n’utilisez pas d’ordinateur ? L’écran noir, c’est ma burqa.
Votre dernière recherche Google ? Soupe.
L’intelligence artificielle vous fait peur ? Elle est d’une puissance redoutable. Elle peut effectuer des analyses, résoudre des problèmes, traiter d’énormes quantités de données en un clin d’œil. Mais l’essence de l’humain, l’intuition, l’émotion, la capacité à s’adapter à un contexte complexe, à lire des nuances subtiles, ces choses qui continueront d’échapper aux algorithmes, malgré leur évolution, ce sont des qualités profondément humaines. L’intelligence humaine, c’est une intelligence « intégrée » qui va au-delà des seules capacités logico-mathématiques. Elle est aussi relationnelle, intuitive, émotionnelle, et c’est là, je crois, que réside la vraie révolution, celle qui nous permettra non seulement de jouir de cette avancée technologique, en trouvant une nouvelle forme de sens. Ce que j’appréhende, ce sont plutôt les cervelles grises qui travaillent pour nourrir leur fantasme, à savoir un monde uniformisé et rationalisé, où la pensée unique et les systèmes automatisés régneraient en maîtres, conduisant à une régression de nos capacités humaines et de notre diversité intellectuelle et culturelle. On a vu ça d’une autre manière de 1944 à 1955. N’oublions pas que les deux seuls grands noms dont dépendait le destin de nos parents étaient Hitler et Staline.
Êtes-vous pessimiste ? L’Histoire immunise tant qu’on admet que le temps, la condition humaine et la mort restent inchangés, tandis que tout ce à quoi nous sommes habitués – nations, régimes, mœurs – disparaît inévitablement.
Comment voyez-vous la France dans cent ans ? Des catastrophes inouïes et un peu de bonheur entre une nouvelle renaissance fondée sur une science balisée par l’éthique et un retour à une sorte de Moyen Âge en miettes avec ses clans, sa brutalité et sans ses cathédrales. Mais une France réconciliée, au sein d’une Europe solidaire et puissante.
Que répondez-vous à « c’était mieux avant » ? Avant quoi ? Je crois au progrès mais, en réalité, il ne sert pas à grand-chose. Le monde est difficile et cruel, il l’a toujours été. Il faut passer son temps à se battre contre la crise, le chômage, l’injustice, l’imposture, la tyrannie. Le progrès n’a rien changé à ce combat. Non, ce n’était pas mieux avant. C’était autre chose, et vous voulez que je vous dise : toute vie est une catastrophe. Mais elle est aussi un délice et un enchantement. Débrouillez-vous avec ça.
La mort, comment l’observez-vous ? Il y a quatre milliards d’années, nous étions une bactérie. Puis nous sommes devenus un poisson, une grenouille, un singe, et maintenant un super-singe capable de trouver toutes les solutions. Mais, comme on le fait toujours un peu trop tard, les dommages seront irréversibles et nous sommes voués à disparaître à l’implosion solaire. Il restera les milliards de semences agricoles, de codes génétiques, d’informations stockées dans les cavernes glaciales. Et la vie reprendra.
Donc rien de grave ? Être né doit être vu comme un grand bonheur.
J’ai noté que vous étiez du même jour que Clara Tambour, 19 février (1891), le saviez-vous ? Il y a longtemps à Marseille, dans un music-hall, le présentateur annonce (il prend l’accent marseillais) : « Et maintenant, mesdames et messieurs, Clara Tambour ! » Un type dans la salle se met alors à hurler : « C’est une pute ! » Et l’animateur, sans se laisser démonter (accent marseillais encore) : « Quoi qu’il en soit, voici Clara Tambour ! ».
Avez-vous des peurs ? Me retrouver piégé avec Clara Tambour dans son cercueil.
Quel est le secret d’une bonne conversation ? Informelle, je préfère. Je ne suis pas intellectuel.
Votre mot préféré ? Fraternité.
Le mot que vous détestez ? Élite.
Que vous inspire-t-il ? Une envie de rire phénoménale. J’ai souvent le sentiment qu’en politique, en art, en littérature, dans la vie quotidienne, on veut nous faire prendre les vessies pour des lanternes. L’imposture est à la hauteur d’un sport national.
Une qualité ? Léger. Comme de la cendre.
Votre moment préféré ? La nuit.
Pour son silence ? On ne se doute pas du nombre de rats à Paris qui meurent de bruit.
Vous regardez la télévision ? Columbo.
Ça passe encore ? Sur TV Breizh.
Mis à part Columbo ? Les vingt-deux types qui courent après la baballe devant quatre-vingt mille autres qui beuglent « On est les champions » !
On est les champions ? Pensez comme si vous ne l’étiez pas et agissez comme si vous l’étiez.
Vous n’aimez pas le football ? Je préfère Columbo.
Vous n’allez pas au cinéma ? À la première séance, en général.
Quel genre de film ? Celui que l’on reverra avec envie dans dix ans.
Lequel recommanderiez-vous ? S’il y en avait un, ce serait Citizen Kane. Orson Welles offre une analyse magistrale de l’homme face au pouvoir, explorant les mécanismes de l’ambition, les sacrifices qu’elle impose, et la vacuité qui peut en découler. Un chef-d’œuvre intemporel.
Lisez-vous les critiques ? Au hasard des incongruences.
Le hasard existe ? Un jour de Pâques, pris d’une frénésie chocolatée, j’ai descendu une boîte entière. Résultat : une crise de foie mémorable. Cloué au lit, j’ai ruminé ma bêtise… jusqu’à apprendre que la soirée cocktail que j’avais ratée avait tourné au désastre : buffet avarié, tout le monde malade.
Les mondanités ne sont pas votre fort ! Quand il y a plus de trois personnes autour de moi, je n’entends plus rien. Les spécialistes de l’audition appellent ça le « syndrome du cocktail ». De toute façon, les cocktails ne sont pas faits pour entendre.
Avez-vous une manie ? Commencer par la fin, finir par le début.
La meilleure blague à faire dans un dîner ? 5 décembre 2024, Michel Barnier, Premier ministre de la France, tombe de son vieux mulet qui s’appelle Matignon. Le même jour, les fonctionnaires ont l’idée de génie de se mettre en grève. Pendant ce temps, l’ancien garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, prépare son entrée au théâtre Marigny dans un one-man-show intitulé « J’ai dit oui ! ».
Dans ce dîner, qui inviteriez-vous ? Des gens avec lesquels il y a de l’échange, avec qui on peut parler de tout, de l’élégance à la pornographie, tout ça autour d’une bonne soupe.
En mai 2019, vous avez signé avec 1400 personnalités culturelles la tribune « Nous ne sommes pas dupes » dans Libération, en soutien aux Gilets jaunes. La France d’aujourd’hui vous inquiète-t-elle ? Cette mobilisation est venue de l’absence de soutien du monde de la culture et des médias qui se contentaient de filmer des poubelles en feu.
Vous n’avez jamais voulu vous intégrer dans le débat public ? Vous trouvez qu’il n’y en a pas assez ?
Trop ? Lorsque Catherine Deneuve et Delphine Seyrig ont battu le pavé pour le droit à l’avortement en revendiquant l’avoir pratiqué, elles risquaient la garde à vue, voire la prison. Aujourd’hui, le problème n’est pas le manque d’espace pour l’expression, mais la surcharge des voix souvent radicalisées qui s’élèvent. Cette cacophonie rend la bataille des idées presque inaudible. Le message se perd, la réflexion est étouffée.
Des politiques de premier plan vous consultent. Parlez-vous avec eux de l’actualité ? Gardons-nous en.
Derrière ces grands hommes, se cache le tarot ? Un grand homme, c’est celui qui dit : « Je vais vous faire apparaître Dieu », il le fait et il s’arrête.
Existe-t-il ? Le plus important, c’est Dieu, qu’il existe ou pas, qu’on le veuille ou pas. Je ne désespère pas de le rencontrer.
Qu’aimeriez-vous qu’il vous dise ? Des mots d’amour.
Votre définition du mot amour ? [Silence]. Je repensais à ce film Le Dernier Métro de François Truffaut. Gérard Depardieu et Catherine Deneuve se retrouvent à la fin. Il lui dit : « C’est une joie de vous revoir. » Elle : « Mais vous m’avez dit tout à l’heure que c’était une souffrance. » Et il répond : « C’est une joie et une souffrance. »
Établissez-vous un lien entre le tarot et Dieu ? Il se contente de lever un doigt vers le ciel, NDLR.
Y aurait-il un peu de païen chez vous ? J’aime le plaisir, le soleil, la lumière, la Toscane, les Pouilles, les îles grecques, la côte turque et les corps. Je crois aussi que la vie n’est pas seulement une fête et qu’il y a au-dessus de nous quelque chose de sacré.
Pourquoi le tarot, précisément ? Parce que la fête ne suffit pas.
Permet-il d’aller loin dans la confidence ? Il est, à mon sens, un élément fondateur pour révéler des choses profondes, intimes. On n’est plus dans le paraître mais dans la vérité de l’être, le plus souvent en écho à une société douloureuse.
Quel âge ont les personnes qui viennent vers vous ? Plus je prends de l’âge, plus je remarque qu’une certaine frange rajeunit. Cherchez l’erreur.
Le tarot permet-il de créer des amitiés ? Je lui dois beaucoup sur ce point.
Vous n’en direz pas plus ? On m’avait posé exactement cette même question une fois. J’avais répondu : « Il me permet surtout de ne pas en créer ». J’ai un peu honte maintenant.
Permet-il en ce cas de créer des inimitiés ? Je me rappelle avoir dit à un jeune homme qui participait à un concours de téléréalité : « Vous vous rendez compte de la chance que vous avez ? Si vous étiez né en même temps que Piaf, Trenet ou Dumont, vous seriez la moitié de rien. »
Vous cherchiez à le décourager ? Même les gentils ont leurs cruautés. Il chantait faux.
Le conseil que l’on vous ait donné ? Théodore Monod : « Deviens ce que tu es. »
Et donc ? Je m’y consacre la majorité de mon temps.
Êtes-vous en proie au doute ? Avoir été chez les curés, c’est avoir appris le doute, comme Socrate qui portait une bague gravée de la devise « memnesti apistein », signifiant : « Souviens-toi de te méfier. » Le point de départ est toujours le doute.
Fuir, s’adapter ou combattre ? Être libre.
La première fois où vous vous êtes senti libre ? Très vite, très jeune, quand j’ai découvert La Fontaine. C’est léger, éblouissant, brillant. Rimbaud a changé les choses.
Revenons au tarot. Jodorowsky en parle comme d’un livre qui véhicule beaucoup d’idées. Partagez-vous cette approche ? Ce qui fait vivre le tarot, ce sont ses Arcanes que j’associe à des personnages. Gargantua, Don Quichotte, Julien Sorel, Anna Karenine, le baron de Charlus, et même Arsène Lupin.
Une lecture implique-t-elle une préparation, un lieu ? Il y a deux choses que je peux faire un peu partout et dans le silence absolu : la première, c’est parler, et la deuxième, rassurez-vous, c’est dormir. Contrairement à beaucoup qui ne peuvent faire ni l’un ni l’autre que dans certains endroits, je ne suis lié à aucun.
Sans aborder le contenu, avez-vous une méthode ? Bien salée.
Toujours la même soupe ? Même sous le pseudonyme Jean-Roger de-la-Frotte-Molette, on me repérerait immédiatement. C’est une malédiction.
Il vous arrive de penser à ceux qui vous ont consulté ? Surtout pas. Digestion oblige.
Cette soupe, avec qui seriez-vous tenté de la partager ? Iris Apfel mais elle n’est plus. Donc Mylène Farmer. Pour la voir se contorsionner en toussotant : « T’as fait tomber la salière ? »
Comment la voyez-vous dans les 20 prochaines années ? Indigeste.
Je parlais de Mylène Farmer. Eh bien, comme dirait Woody Allen : pas mal pour son âge.
Vous sentez-vous proche d’elle ? Je la sens irrésistiblement clownesque. J’ai l’espoir qu’elle apparaîtra un jour devant moi, déguisée en sylphide, dans une tenue en georgette de soie blanche. Je serais tout à fait d’accord avec elle pour aller vers ce « Tout est chaos » et nous y vautrer de bonheur.
« Tout est chaos » ? Pour Proust, le chaos était que sa mère ne vienne pas, le soir, l’embrasser dans son lit.
Mais pour vous ? Je vous ai parlé tout à l’heure de Dostoïevski que j’ai lu très jeune et, avec L’Idiot, la figure du Prince Mychkine, m’a poursuivie. C’est à lui que j’ai pensé quand j’ai vu dernièrement le spectacle de Mylène Farmer, Never More, les Italiens disent mai più. Cette soupe, cet endroit, ce bruit, tout ça, ça ne reviendra jamais, vous voyez ?
L’instant présent… Oui. (Son « Oui, c’est ça » tombe comme un couperet, emporté par une douleur sourde, NDLR). L’instant présent.